L'interview post mortem : Pierre Desproges

Publié le 6 Juin 2013

L'interview post mortem : Pierre Desproges

25 ans que le plus lettré des humoristes n'avait accordé la moindre interview. Pierre Desproges n'a pourtant jamais arrêté de nous observer, et c'est au Sp@m qu'il a accepté de se confier. Étonnant ? Oui.

Le Sp@m. - Un quart de siècle à garder le silence, ça faisait long, non ?

Pierre Desproges. - Vous savez, avant de partir, j'avais prévenu que mon cercueil serait piégé : j'attendais juste de péter à la gueule de quelqu'un d'un peu trop curieux, mais l'occasion ne s'est jamais présentée pour le moment. Je garde espoir.

Vous vous plaisez au Père Lachaise ? Pas de problèmes de voisinage ?

Au contraire : avoir Chopin comme voisin, il y a pire comme compagnie. Et Dalida est à distance raisonnable. Le Père Lachaise est un endroit que j'ai toujours adoré, moi l'enfant de la dalle. Je m'y suis souvent promené, seul. Aujourd'hui c'est devenu difficile de trouver le calme entre deux visites organisées. Les amateurs d'humour noir passent nous saluer, Pierre Dac, Oscar Wilde et moi. Forcément, avec le temps, on est devenus potes.

Non, si j'avais un reproche à faire sur ma concession, c'est qu'elle n'est pas très lumineuse. Pas très grande non plus, je suis un peu à l'étroit mais vu le prix des loyers aujourd'hui, je m'en tire à bon compte.

Vous nous avez quitté le 18 avril 1988, à une semaine de la présidentielle. Vous avez suivi l'actualité depuis ?

Ce n'est pas parce qu'on est mort que l'on ne s'intéresse à rien, qu'est-ce que vous croyez ? Je sais très bien que Mitterrand est repassé, d'ailleurs ça ne faisait aucun doute, malgré le ball-trap chiraquien à Ouvéa. Je n'aimais pas Mitterrand, je détestais sa façon de s'accrocher au pouvoir comme Harpagon à sa cassette ; mais il faut reconnaître que quand on compare avec ceux qui lui ont succédé, on ne peut qu'être nostalgique.

On garde pourtant de vous l'image d'un anarchiste de droite.

Ce n'est pas la seule connerie que j'ai pu entendre à mon propos. Ce n'est pas parce que je déteste la gauche bien pensante que je suis de droite. A part la gauche, il n'y a rien au monde que je méprise autant que la droite ! C'est vrai que j'ai toujours admiré de Gaulle, mais en réalité je ne me suis jamais intéressé de près à la politique. Et je considère comme un devoir civique de ne pas voter.

Vous restez tout de même celui qui a le mieux dézingué Le Pen dans les médias. "On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde" est devenu un classique.

Oui, d'ailleurs on a vu ce que ça a donné : aujourd'hui, plus personne ne vote Front national, non (sic) ? Voir que personne n'a été capable de le remettre en place depuis tout ce temps, c'est terriblement frustrant. Le jour où le borgne est arrivé au deuxième tour, moi-même j'en ai fait une dizaine dans mon cercueil. Enfin, façon de parler puisque j'ai choisi l'incinération en hommage aux barbecues du dimanche de mon enfance.

Ceci dit, sa fille est mille fois plus dangereuse avec ses airs de ne pas y toucher ; elle se prépare à accéder au pouvoir comme un boucher aiguise son couteau. Qu'un politicien capable de se péter la colonne en plongeant dans une piscine vide puisse recueillir 20% d'opinions positives, ça place la hauteur du débat politique en France.

Non, si je n'ai jamais voté ou pris parti, c'est peut-être parce que je me suis toujours considéré avant tout comme un journaliste, même si je déteste les mots qui finissent en -iste. Il ne m'est jamais arrivé de passer un mois sans écrire un papier. L'écriture a toujours été au centre de tout, qu'on me qualifie d'humoriste ou, pire, d'écrivain. Ecriveur, à la rigueur, ça me convient mieux. Que mes écrits soient vains ou pas.

L'interview post mortem : Pierre Desproges

L’enfant croit au Père Noël. L’adulte non. L’adulte ne croit pas au Père Noël. Il vote.

Manuel de savoir vivre à l'usage des rustres et des malpolis

Comment occupez-vous vos journées ?

L'expression "repos éternel" n'a plus lieu d'être depuis l'invention de ce que vous appelez ouifi. Avec vos conneries d'ondes, je capte en permanence des conversations de ménagères pathétiques, voire pire encore : les programmes télé.

Vous regardez la télévision de là où vous êtes ?

Je n'ai pas le choix : le garde-corps du jardinet où je repose agit comme une antenne. Du coup, je n'ai pas raté une vanne de Thierry Beccaro depuis 1990 ! Contre mon gré, inutile de le préciser.

Justement, comment jugez-vous la télé d'aujourd'hui ?

Vous tenez à me faire passer pour un vieux con ? Disons qu'il y a à boire et à manger... et que les restaurants étoilés sont assez rares. J'ai dit un jour qu'entre une mauvaise cuisinière et une empoisonneuse, il n’y a qu’une différence d’intention : en télé, c'est pareil. Fin de citation. Oui, j'aime m'autociter. Quand on cite quelqu'un, autant éviter les médiocres.

Ce qui me plaît, c'est l'inattendu, pas les gens qui peinent à lire un prompteur ; quand dans cette tornade de mièvrerie qui caractérise la télévision, quelque chose dérape, que ce soit drôle ou tragique. Et comme le direct a quasiment disparu... A part Ce soir ou jamais, qui est un Droit de Réponse sans tabac emballé sous plastique... Tout est trop balisé pour être digne d'intérêt.

Ou alors la télé est drôle sans le vouloir, mais là c'est pathétique. Par exemple quand Soir 3 est arrivé, je trouvais déjà que ça ressemblait à de la télé polonaise. A l'époque ! Vous imaginez aujourd’hui ? Et Drucker qui est toujours là ! En soi, c'est un hommage à la mollesse qui correspond parfaitement à ce qu'est le média télé.

Un média que vous n'avez jamais porté dans votre coeur...

Regarder la télévision, c'est souvent très chiant. Et quand elle est allumée, c'est pire. Il y a beaucoup plus de chaînes qu'à mon époque, mais à chaque fois que je zappe j'ai l'impression de tomber sur La 5 et ses berlusconnards. C'est malheureusement le dernier ciment qui nous lie, nous les Français. Enfin, même ça c'est en train de changer avec les chaînes étrangères qui débarquent grâce au Minitel (sic) avec leur émissions, leurs fictions, leurs propres codes. On ne nous impose même plus la médiocrité française, mais celle du pays dominant. Encore pour un temps, celle des États-Unis, en attendant les fictions chinoises sur comment bouffer un nem tout en jurant fidélité au Parti. L'avenir, c'est ça, et quand on voit ça, et bien ça donne envie d'être mort pour profiter de la vue sur le désastre.

La mort ne vous a pas enlevé votre optimisme !

Pardonnez-moi, je m'emporte mais je garde une haine tenace envers le petit écran. Probablement parce que mon projet de télévision en braille n'a jamais pu voir le jour ; ça c'était révolutionnaire ! Qu'est-ce qu'on a vu de révolutionnaire depuis 25 ans ? Un noir présenter le 20 heures de TF1, d'accord. Mais combien de temps ? Pour moi c'était juste un alibi, comme s'acheter un chien noir pour prétendre que l'on est pas raciste. La télé-réalité ? En effet, c'est une petite révolution. A mon époque, les gens qui disaient de la merde à la télé étaient rémunérés pour cela.

A l'époque, votre cible favorite s'appelait Patrick Sabatier. Et aujourd'hui ?

Je ne vous dirai pas Morandini, je n'ai jamais aimé tirer sur les ambulances. Surtout celles avec une carrosserie toute refaite mais un moteur dégueulasse. Non, le type avec une tête de serviette hygiénique qu'on voit 24h sur 24 sur la 8... C'est quoi son nom déjà ?

Heu... Cyril Hanouna ?

Oui, c'est ça. Il fait un peu pitié à gesticuler en permanence, à rire de ses propres blagues avant meme de les avoir comprises. Il préfère la quantité à la qualité, c'est un choix. Un peu l'inverse de ma démarche, en fait. Je l'ai même vu présenter son émission avec un poulpe sur la tête. Le poulpisme en 2013 ! On peut prétendre que c'est un hommage, mais selon moi c'est surtout un incommensurable manque d'imagination .

L'interview post mortem : Pierre Desproges

La télévision, c'est la victoire de la merde sur la beauté des choses. C'est quand Lubitsch, Mozart, René Char ou Reiser, ou n’importe quoi d’autre qu’on puisse soupçonner d’intelligence sont programmés à la minuit, pour que la majorité béate des assujettis sociaux puissent s’émerveiller dès 20h30, en rotant son fromage du soir, sur le spectacle irréel d’un hébété trentenaire figé dans un sourire définitif de hernie ventrale et offrant des automobiles, clef en main, à des pauvresses arthritiques sans défense et dépourvues de permis de conduire.

A propos de la privatisation de TF1

Je ne vais pas vous laisser partir sans vous demander votre avis sur les humoristes du 21e siècle.

Il n'y a plus d'humoristes. Tout au plus quelques comiques. Si raconter sa vie en enchaînant les blagues de comptoir c'est être humoriste, alors il y en a à peu près soixante millions en France. Mais ça ne veut pas dire que certains ne sont pas drôles : par exemple j'ai bien rigolé quand j'ai vu Raphaël Mezrahi faire toute sa carrière sur l'un de mes sketchs, celui où j'interviewe Françoise Sagan.

Le seul qui invente, finalement, c'est Dieudonné !

Au contraire, il ne fait que recopier ce que disait un humoriste à moustache du côté de Berlin il y a quatre-vingts ans. On peut dire tout ce qu'on veut sur tant que l'on reste propre en dehors... Et ça, Dieudonné n'a pas su le faire. J'ai dit des choses pires que lui sur les Juifs, certaines ont été mal interprétées, mais j'ai fait tout ce que j'ai pu pour couper toute ambiguité. Pas lui, loin de là.

Mon humour est parfois brutal, c'est vrai. Mais c'est une brutalité de timide. Brassens disait que montrer son cul pour cacher son coeur, c'est une marque de pudeur.

La langue est la seule chose que je respecte. La religion, sans doute la dernière. Mon athéisme militant a souvent pris pour cible les catholiques, qui m'ont bien emmerdé en 83. On a même prédit ma mort précoce parce que je plaisantais sur l'Eglise ! Il faut croire qu'ils avaient raison. D'ailleurs ils sont toujours aussi cons, il n'y a qu'a voir leurs dernières manifs.

On décrit parfois Stéphane Guillon comme votre héritier.

Les Stéphane ne sont jamais drôle. C'est bien connu. Le phénomène a démarré avec Stéphane Collaro.

Et Gaspard Proust, qui lui a succédé chez Ardisson ?

Le nom me dit quelque chose. Je crois que son père habite pas loin de chez moi.

Finalement, c'est vous qui avez la situation la plus enviable : la mort vous a rendu culte.

On m'a tout pardonné du jour au lendemain. Même ceux qui me haïssaient ! C'est l'avantage d'être parti tôt. Regardez Bedos, lui qui m'a poussé à faire de la scène, et qui n'en finit plus de chercher l'inspiration à 80 piges. Ce serait un dieu de l'humour au même titre que moi s'il avait eu la chance de crever d'un accident de voiture. Il en est réduit à assister à voir son fils lui passer devant malgré un talent moindre.

C'est quand même un des plus doués...

Oui oui, c'est bien ce que je dis.

Il n'y a absolument rien que vous regrettez ?

Rien, à part la chaleur de mon chat sur les genoux quand j'écrivais. Et un verre de bon Bordeaux. 61, de préférence. Et ma Mercedes, un peu. Ah, et "Bigard bourre Bercy", c'est sûr que ça m'a fait un peu mal ; ça et le fait que BHL soit toujours en vie.

Ce que j'ai préféré dans ma mort, finalement, c'est qu'elle m'a permis d'éviter toutes ces processions de connards poilus célébrant la victoire chauvine de leur pays pendant la coupe du monde 98. Supporter à la télé les embrassades poilues des cro-magnons footballistiques, ça m'aurait tué une seconde fois.

Et le fait d'avoir autant plaisanté sur le cancer ? Il s'est bien vengé, non ?

j'ai beaucoup ri sur le cancer, surtout au moment où l'un de mes amis en mourait. Je n'imaginais pas qu'il aurait ma peau. En tout cas aussi vite. Le rire a été une bouée, la seule façon d'exorciser mes angoisses. Heureusement que je n'étais pas au courant, sinon j'aurais peut-être baissé les bras ! On m'a maintenu dans l'ignorance, mais je crois, avec le recul, que c'était la plus belle preuve d'amour que j'ai reçu.

Merci de nous avoir accordé cette interview...

Je suis très heureux d'avoir inauguré cette rubrique, même si c'est une version décès.

Sur ce je vais retrouver ma femme, ça fait un an qu'on s'est remis ensemble. On a été séparés pendant 25 ans, maintenant elle me fait la tronche si je ne rentre pas à l'heure pour le dîner. C'est que ça bouffe, un ver de terre.

L'interview post mortem : Pierre Desproges

Regardons s'agiter ces malheureux dans les usines, regardons gigoter ces hommes puissants boursouflés de leur importance, qui vivent à 100 à l'heure. Ils se battent, ils courent, ils caracolent derrière leur vie, et tout d'un coup ça s'arrête, sans plus de raison que ça n'avait commencé, et le militant de base, le pompeux pdg, la princesse d'opérette, l'enfant qui jouait à la marelle dans les caniveaux de Beyrouth, toi aussi à qui je pense et qui as cru en Dieu jusqu'au bout de ton cancer, tous, nous sommes tous fauchés un jour par le croche-pied rigolard de la mort imbécile, et les droits de ­l'homme s'effacent devant les droits de ­l'asticot.

Pierre Desproges

Rédigé par Raphaël Porier

Publié dans #Post mortem, #Télévision

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
P
Je découvre cet article par hasard aujourd'hui. Je trouve ça particulièrement bien fait. On se retrouve dans le style de Pierre, on apprécie les références d'époque. C'est drôle, touchant et fin. Ca lui aurait peut-être plu, peut-être pas. Mais à moi qui l'aime tant, ça me plait.<br /> Merci
Répondre
P
Mêmes sans connaitre l'homme, le quidam aurait compris que Pierre Desproges aurait détester qu'on le fasse parler après sa mort.<br /> Surtout pour lui prêter si peu d'esprit.<br /> Raphaël Porier, vous profanez un nom. La mémoire d'une personne n'est pas un outils dont vous pouvez vous servir à votre guise.<br /> Vous êtes vous auparavant demander si vous voudriez qu'on vous prêter des paroles qui ne sont pas les vôtre après votre mort ?<br /> De plus, par une personne qui: Visiblement n'a aucun respect pour l'identité que vous vous étiez construit. Afin de manipuler à son avantage votre identité en foulant au pied ou à la plume le respect dû aux morts.
Répondre
R
Cher Pauwels,<br /> Vous prétendez connaître les intentions d'une personne décédée, or c'est exactement ce que vous me reprochez. Il s'agissait pour moi de lui rendre hommage sous une forme originale, en dépit d'un talent évidemment moindre. Sachez cependant que 90% des propos que je lui prête sont issus d'interviews réels, que je me suis permis de compiler pour célébrer les 25 ans de sa mort. Et je serai foutrement fier qu'un quart de siècle après mon décès on se permette l'outrecuidance de me faire parler. Quitte a choquer l'étroitesse d'esprit de certains.